Un avenir pour le "logiciel libre"

Cet article est paru dans la revue Phare Ouest [lien externe encadré]
journal des ingénieurs Télécom Bretagne, juin 1998


Depuis le 31 mars 1998, la société Netscape - bien implantée dans le monde de l'Internet, comme chacun le sait - propose sur son site les sources de son logiciel navigateur Internet : Communicator, [Mozilla]. Dans le même temps, d'autres sociétés informatiques plus anciennes font face à des accusations d'abus de position dominante et de verouillage du marché par le biais de logiciels propriétaires et de matériels aux spécifications difficilement accessibles. Le 26 mai dernier France Inter proposait du reste un "Téléphone Sonne" intitulé : "Microsoft, Netscape ou logiciel libre", posant ainsi de manière claire les choix actuels [Sonne98]. Enfin début juin, Jean-Paul Baquiast dans son rapport d'orientation, commandé par le Premier Ministre, sur les apports d'Internet à la modernisation du fonctionnement de l'État, recommande le recours au logiciel libre et leur promotion [Baquiast98].

Quels sont ces mouvements de plus en plus fréquents en faveur du logiciel libre ? Nous nous proposons ici de faire le point.

Qu'est-ce que le logiciel libre ?

"Sont considérés comme libres les logiciels disponibles sous forme de code source, librement redistribuables et modifiables, selon des termes proches des licences «GPL», «Berkeley» ou «artistique» et plus généralement des recommandations du groupe «Open Source»" (extraits des statuts de l'AFUL [AFUL], Association Francophone des Utilisateurs de Linux et des Logiciels Libres, créée courant mai 1998).

Quelles sont au juste ces recommandations du groupe «Open Source» [OpenSource] ? Les critères suivants définissent les termes de la licence d'un logiciel libre :

  1. une libre redistribution du logiciel sans devoir de royalties aux créateurs initiaux pour effectuer cette redistribution ;
  2. un code source toujours accessible (aussi bien en termes de disponibilité que de lisibilité) ;
  3. la possibilité de créer des travaux dérivés, et de les mettre sous les termes de la même licence ;
  4. le respect de l'intégrité du code source initial (avant dérivation, par exemple) ;
  5. pas de restriction à l'utilisation pour des personnes ou des champs d'activité.

De plus, la licence d'un logiciel libre doit être suffisante en soi et ne pas nécessiter la compagnie d'autres licences (qui pourraient s'avérer restrictives par la suite) ; elle ne doit pas pour autant s'imposer à d'autres produits qui seraient distribués en même temps qu'un logiciel libre sur un media donné ; enfin, elle ne peut se désolidariser d'un logiciel libre qui serait extrait d'une distribution libre plus vaste pour être distribué en propre.

Libre ne signifie pas pour autant gratuit. Cette confusion classique qui consiste à penser que le logiciel libre est un logiciel gratuit et, par voie de conséquence, un logiciel qui n'est pas valable comparé à l'offre commerciale classique, provient du terme anglais "free software" encore utilisé dans la communauté des développeurs de logiciel libre pour définir leurs travaux. En réalité, il n'est écrit nulle part dans les licences de type «Open Source» que les produits doivent être gratuits. Ce qui est le point-clé, en revanche, est l'accès au code source, seul garant de la pérennité du logiciel, et de l'indépendance de l'utilisateur vis-à-vis du programmeur. Et au-delà de l'accès physique au code source, c'est également le recours à des standards ouverts, c'est-à-dire l'assurance que les spécifications d'une technologie développée sont librement accessibles, et que l'on peut l'adapter ou l'incorporer dans de nouveaux logiciels et matériels sans dépendre du bon vouloir des auteurs et des éditeurs.

En d'autres termes, et pour reprendre le communiqué de presse de création de l'AFUL, et une métaphore routière très utilisée quand il s'agit d'Internet, adhérer à l'esprit du logiciel libre, c'est refuser que les carburants changeant de nature tous les trois ans vous obligent à racheter un véhicule (ou un parc de véhicules, pour une entreprise ou une administration) aussi souvent. C'est également s'assurer que votre véhicule pourra toujours emprunter toutes les voies du réseau routier, et que vous n'êtes pas obligé d'avoir le même véhicule que votre voisin pour rouler dans votre rue.

Où en est-on aujourd'hui ?

On trouve les racines du logiciel libre dans le projet GNU commencé en 1984 et qui avait pour but de créer un système de type UNIX complètement libre, [GNU]. Et, comme ailleurs dans le monde de l'informatique, le navire amiral du logiciel libre est le système d'exploitation de la machine. Actuellement il s'agit de GNU/Linux [GNU/Linux], système d'exploitation libre de type UNIX, respectant la norme POSIX, multi plate-formes (et accessoirement gratuitement disponible sur Internet, et distribué sur CD-Rom par quelques sociétés qui l'accompagnent de documentation et de support).

Mais GNU/Linux n'est pas (et de loin) le seul logiciel libre disponible, même s'il est un des plus célèbres. Et "logiciel libre" n'est pas nécessairement synonyme de "monde UNIX". Le logiciel (libre) serveur web qui est le plus utilisé (plus de 50% des serveurs tournant actuellement), Apache, est ainsi disponible à la fois dans le monde UNIX et dans le monde Windows [Apache]. Il en est de même pour Perl, langage le plus populaire pour écrire les applications-compagnons de serveurs Web (CGI-scripts, par exemple, mais également des utilitaires de maintenance, de statistiques...) [Perl]. Certains logiciels libres sont même tellement efficaces (comme sendmail [Sendmail] ou BIND [BIND] ; ce dernier forme les rouages du Domain Name Service pour tout l'Internet) qu'ils n'ont pas de contrepartie commerciale classique sérieuse.

Linux-center [Linux-center] tient à jour un panorama très complet des applications libres disponibles sur plate-forme GNU/Linux (pour un panorama non restreint à GNU/Linux, consulter [OpenSource]) : on y trouve aussi bien des éditeurs et traitement de textes que des tableurs, des outils de PAO, des émulateurs (pour faire tourner de vieilles applications MS/DOS ou Windows qui ne sont plus supportées, par exemple), des applications scientifiques, des logiciels multimedia, des applications pour le travail coopératif, des jeux... Pour un tour assez complet du Logiciel Libre au premier semestre 98, consulter le numéro spécial du 10 avril de WebReview [WebReview].

Le logiciel libre est-il fin prêt pour pénétrer massivement l'entreprise ? Il semble que oui [Fermigier98]. D'abord excellents serveurs de fichiers et de communication (GNU/Linux est plébiscité par un nombre croissant de fournisseurs d'accès à Internet [Sunsite], par exemple), les solutions sur base GNU/Linux s'avèrent également un très bon choix pour les postes clients. Netnomics propose un grand nombre de témoignages d'entreprises et de milieux d'enseignement qui ont fait le choix du logiciel libre, accèdant ainsi à des solutions matérielles et logicielles fiables, robustes, de qualité, et à moindre coût [Netnomics],[Smets].

Et si l'on veut trouver un projet d'envergure - parmi de nombreux autres - qui a opté pour une solution logiciel libre (en l'occurrence GNU/Linux) après comparaison avec d'autres offres plus classiques (Windows/NT ou Silicon Graphics IRIX), mentionnons Digital Domain, spécialiste des effets spéciaux, qui a calculé les images de synthèse du film Titanic grâce à un réseau d'une centaine de machine sous GNU/Linux [Titanic].

Un choix de société

La problématique du logiciel libre est en parfaite symbiose avec le développement de l'Internet depuis ses débuts [Lang98]. Une analogie frappante est la résistance à la perte d'un de ses éléments : aussi bien Internet continue à fonctionner même quand certains de ses routeurs ou de ses sous-réseaux sont en rade, aussi bien un logiciel conçu dans une optique libre n'est plus dépendant du retrait de ses créateurs initiaux. S'il est vraiment utilisé, il y aura toujours quelqu'un pour reprendre, pour corriger, pour adapter le travail d'un autre, et ce sera peut-être vous. Du reste, en ce qui concerne la qualité de ces logiciels, comme tout le monde a accès aux sources, il y aura toujours une personne pour soulever un bug et le documenter, et une personne (pas forcément la même) pour le corriger. Éric S. Raymond énumère ainsi un certain nombre de principes qui expliquent les qualités inhérentes au modèle de développement du logiciel libre [Raymond98]. Noter par ailleurs que la communauté des utilisateurs de GNU/Linux a été élue Meilleur Support Technique 97 par InfoWorld, [InfoWorld].

Le logiciel libre est également le choix qu'un certain modèle de la Société de l'Information : une Société qui ne devrait pas s'acquitter d'une taxe systématique aux monopoles pour accéder aux nouvelles technologies [DiCosmo99] ; une Société où l'accès aux informations vitales n'est pas verrouillé (la problématique du logiciel libre est à rapprocher de celle du 'savoir libre' ou mise en ligne systématique du savoir, et celle du 'génome libre', ou mise dans le domaine public systématique des séquences du génome humain) ; une Société, enfin, où l'individu retrouve sa place, en étant par exemple tout à la fois acteur et utilisateur [Castells].

Aymeric.PoulainMaubant@enst-bretagne.fr (91)

Noter que l'ENST Bretagne propose à présent des journées de sensibilisation et de formation autour du logiciel libre dans son offre catalogue de formation continue [FC], et qu'un colloque sur le sujet devrait avoir lieu courant janvier 1999.

Adresse des sites

[AFUL] Association Francophone des Utilisateurs de Linux et des Logiciels Libres
http://www.aful.org/
[APACHE]
http://www.apache.org/
[APRIL] Association pour la Promotion et la Recherche en Informatique Libre
http://www.april.org/
[Baquiast98]
http://www.admiroutes.asso.fr/mission/rapport/
http://www.admiroutes.asso.fr/action/edito/1998/loglibre.htm
[Beowulf] Projet Beowulf à la NASA
http://cesdis1.gsfc.nasa.gov/beowulf/
[BIND]
http://www.isc.org/bind.html
[Castells] Manuel Castells. "La société en réseaux - l'ère de l'information". Fayard.
[Cygnus]
http://www.cygnus.com/
[DiCosmo98] Piège dans le CyberEspace
http://www.mmedium.com/dossiers/piege/
[EuropeInside] Les solutions logicielles européennes
http://www.europe-inside.com/solutions/index_fr.html
[FC] Formation Continue ENST Bretagne
http://www-fc.enst-bretagne.fr/
[Fermigier98]
http://www.aful.org/solutions/entreprises/01-info-1.html
[GNU] GNU's Not Unix
http://www.gnu.org/
[GNU/Linux]
http://www.linux.org/
[InfoWorld]
http://www.infoworld.com/cgi-bin/displayTC.pl?97poy.supp.htm
[OpenSource] Le groupe «Open Source»
http://www.opensource.org/
Définitions, et accès aux licences GPL, Berkeley, Artistic
http://www.opensource.org/osd.html
Liste de produits
http://www.opensource.org/products.html
[Lang98] Retour au «source»
http://pauillac.inria.fr/~lang/ecrits/01/retour.html
[Linux-center] Pour une visite complète du monde Linux (logiciels, documentation, conseils, témoignages, revues de presse, communautés d'utilisateurs...)
http://www.linux-center.org/
[Mozilla]
http://www.mozilla.org/
[Netnomics]
http://www.netnomics.com/linux/
[Perl]
http://www.perl.org/
[Raymond98] Modèle de développement du logiciel libre
http://www.lifl.fr/~blondeel/traduc/Cathedral-bazaar/Main_file.html
[Sendmail]
http://www.sendmail.org/
[Smets]
http://smets.com/it/
Les coûts de la bureautique d'entreprise
http://smets.com/it/tco/cout_total_invest.html
[Sunsite]
http://sunsite.unc.edu/mdw/powered.html
[Sonne98]
http://www.linux-center.org/docs/sonne.html
[Titanic]
http://www.ssc.com/lj/issue46/2494.html
[WebReview]
http://webreview.com/wr/pub/98/04/10/