Autour du Libre 2000

Table ronde



 
 

Produire avec du logiciel libre ?
Produire du logiciel libre ?



Participants

Avertissement : Cette synthèse ne reprend pas la séquence temporelle de la discussion mais est réorganisée pour en simplifier la lecture. Les participants valideront cette réécriture. Certaines annotations en italique sont ajoutées pour organiser la lecture.
 

Trame proposée de la table ronde

 

La Trame du document… au fil des discussions

Le point de vue utilisateur

AB : Pouvez vous faire le point sur l’utilisation des logiciels libres dans vos entreprises et préciser s’il existe des " prescriptions " ou des " incitations " ?

JA : En introduction, je souhaite faire remarquer qu’il ne s’agit pas de prescrire, d’interdire ou d’opposer deux systèmes (libre et commercial). Thomson-CSF devra probablement faire cohabiter dans ses systèmes des composants libres et des composants commerciaux. Le problème pour nous est donc de comprendre les avantages, les inconvénients et les règles de chacun de ces deux mondes, afin de fournir des systèmes en accord à la fois avec ces deux mondes mais également avec les exigences de nos clients.
Thomson utilise environ 1500 logiciels commerciaux et 130 à 140 logiciels en open source.
Il n’y a pas de prescription encore sur l’utilisation ou non des logiciels libres. Nous étudions les critères techniques, les variantes, les critères juridiques. Le but est de sortir une directive très prochainement.
Actuellement, il y a une frustration vis-à-vis des logiciels commerciaux à cause de la perte de contrôle sur le cycle de vie et les évolutions de ces produits conçus de plus en plus fréquemment pour des marchés beaucoup plus larges que les nôtres. La plupart de nos systèmes doivent pouvoir fonctionner pendant très longtemps (plus d'un dizaine d'années). De ce point de vue avoir l’accès aux sources, pouvoir corriger ou faire évoluer ces sources, pouvoir installer ces logiciels sur les plates-formes qui nous intéressent est un très fort argument en faveur du libre. Mais cela implique également de développer une expertise (interne/externe) sur les logiciels libres avant de les utiliser. Un grand Groupe comme Thomson-CSF ne peut pas se lancer à la légère dans le libre. Il se doit de faire une étude complète avant d’adopter une position dans ce domaine ce qui explique vu de l’extérieur une lenteur apparente dans la définition d’une stratégie concernant leur utilisation.

SN : Nous sommes une petite société et il n'y a pas de système de prescription comme il pourrait y en avoir chez Thomson. L'objectif de l'entreprise est de répondre au mieux à un cahier des charges fonctionnel présenté par le client. C'est ce que le client demande. Parfois nous rencontrons des passionnés et les solutions à base de logiciels libres sont favorisées, mais le plus important est de répondre aux besoins présentés par le client.

YF : Chez nous, le choix est libre, la solution doit être adaptée au client. Si nous proposons des logiciels libres, c'est parce qu'ils répondent mieux aux besoins du client.

PL : SUN a une perspective un peu différente. SUN est un constructeur et une société de taille moyenne (30 000 collaborateurs). Il y a une volonté en interne de conserver un esprit " start up ", mais aussi d'avoir une attitude pragmatique (par exemple vis-à-vis du logiciel libre.) Le discours interne s’approche de " si une règle ne vous plaît pas, ne la respectez pas ". Il y une grande liberté au niveau personnel ; la société n'intervient pas, même si elle conseille d'utiliser Solaris pour Intel sur les PC portable, j’utilise Redhat sur ma machine.
SUN prend en compte le mouvement du logiciel libre car on suspecte que cela peut être important. Donc nous participons activement à la diffusion et à production de logiciel libre au travers par exemple du portage de Linux sur SPARC, de celui de Java 2 pour Linux et par l’utilisation de logiciels libres comme gcc, Apache et de leur adaptation à Solaris.
L'idée de logiciel ouvert est compatible avec la stratégie commerciale actuelle de SUN : tous les nouveaux logiciels sont disponibles en code source et SUN s'engage dans la mesure où c'est possible à fournir la totalité des codes sources de ses logiciels. Ce sera le cas pour Solaris 8.
De plus, SUN distribue un certain nombre de logiciels gratuitement, comme Star Office.
Mais si ces produits sont utilisés pour construire une offre commerciale, il faut payer des royalties à SUN.

AB : Nous reviendrons sur l’aspect des licences et leur importance plus tard dans la discussion.

PH : CSSI est un intégrateur et développe des logiciels embarqués, ce qui nous importe c’est le fonctionnement du produit fini plus que l'origine des logiciels (libre ou commerciale). On constate toutefois que le logiciel libre apporte plus de libertés de manœuvre. Mais les critères de choix d'un logiciel sont de plusieurs ordres :

 

Le point de vue producteur

PL : c'est vrai que la faisabilité technologique est le point crucial. Qu'en est-il de la maintenance sur les logiciels, par exemple ?
Tous les constructeurs et fournisseurs assurent une maintenance à trois ans sur leurs produits. De 3 à 5 ans, il faut accepter en général de payer plus cher, mais elle devient très difficile de 5-10 ans et le client n'est pas toujours prêt à payer pour une telle maintenance. Une des capacité de SUN est de garantir que le logiciel est stable et pour longtemps et en particulier en offrant le code source.

JA : Dans notre cas, la contrainte sur la capacité de conserver un système en fonctionnement pendant une très longue durée ne vient pas de Thomson-CSF lui-même mais des clients de Thomson-CSF. En fait la véritable anomalie c’est la rapidité d’évolution de la technologie informatique. Dans d’autres secteurs comme les systèmes de défense par exemple cette évolution est beaucoup plus lente et les clients qui sont dans ces domaines ne comprennent pas la nécessité d’évoluer en permanence.
Les intégrateurs se trouvent donc pris entre les contraintes imposées par les clients et une influence de plus en plus faible sur les fournisseurs qui raisonnent en termes de marchés de grand volume. Devant le marché grand public qui se développe, les intégrateurs ne peuvent pratiquement plus rien exiger des grands constructeurs. D’une certaine manière les logiciels libres du fait de la disponibilité des sources nous permettent de retrouver un contrôle sur les produits que nous utilisons afin d’assurer les garanties demandées par nos clients.
À première vue, on a deux mondes qui ont chacun leurs avantages et leurs inconvénients, celui des grands intégrateurs ayant des exigences de grande stabilité sur le long terme et celui de l’informatique grand public qui avec le déploiement d’Internet permet à des start-ups de s’imposer rapidement et donc s’organise autour d’un marché de masse et d’une course effrénée à l'innovation.
Les clients ont très bien compris que les produits informatiques de grande diffusion on des prix beaucoup plus bas que jadis mais ils n’ont pas toujours intégré le fait que le cycle de vie de ces produits est de plus en plus court et totalement inadapté au cycle de vie des systèmes qu’ils nous demandent de fabriquer.

YF : c'est vrai qu'on constate que les clients (en particulier les TPE, PME et PMI) recherchent des personnes proches d'eux, qui comprennent leurs besoins et qui sont immédiatement disponibles.

PH : Du point de vue de la maintenance, les militaires sont effectivement des clients difficiles. Le premier département de CS qui s'est intéressé au libre est celui qui s'occupe des projets avec la défense…pour la raison simple qu’il y avait une opportunité pour faciliter la maintenance avec un client qui demande des sources, et que grâce au libre ils ont eu accès à la totalité des sources.
Une autre façon de sensibiliser les gens à la problématique du libre est de résoudre des problèmes qu’on ne savait pas traiter auparavant. Par exemple CS a montré qu’il était bon de produire du libre pour faire valider un certain nombre de choses, comme des algorithmes de cryptographie qu'il faut publier pour les faire valider. Cette démarche a donné l'idée à certains de mettre en libre certaines technologies, qui ne sont pas clefs dans la définition de la valeur que le client reconnaît au produit que lui vend CS, mais qui servent, par exemple, de support à des services qu'on lui rend (et qu'il est prêt à payer).

JA : Il y a aussi le phénomène des COTS : on passe d'une logique où on développait la plupart des éléments d’un système à une logique où on se focalise sur les éléments essentiels et on achète le reste sur étagère. Or rien aujourd’hui n’oblige les fabricants de COTS à documenter ou à garantir la pérennité des interfaces et des fonctions assurées par leurs COTS. Il y a d'ailleurs là un vide juridique inquiétant : pas de garantie de pérennité. Le logiciel "open source" par nature permet l’examen des interfaces et des fonctions qu’il assure et au besoin leur adaptation.

AB : On a fait remarquer lors de " restitution d’ateliers " que peut-être, plus important que le logiciel " open source " était le format de donnée (et les interfaces) libres. Cette approche garantit une interopérabilité que les outils soient ensuite libre/open source ou non.
 

Le point de vue juridique

Question du public (GO) : quelle différence faites-vous entre "open source" (logiciel à code source ouvert) et "libre" ?

PL : On peut distinguer trois types de licences (mais il en existe et se crée tous les jours) :

  1. G.P.L.: licence qui garantit que ce qui est libre et surtout reste libre ;
  2. Berkeley : la plus souple des licences, l'utilisateur peut faire ce qu'il veut du logiciel, même se l'approprier ;
  3. les licences "entreprises" : (NFS de SUN et community license)
Pour la licence de SUN (SUN Community License) par exemple il n’y a pas de modification de code source qui permettrait de s'approprier le produit et de gagner de l’argent avec le travail et à la place de SUN (qui est une entreprise qui a pour objectif de gagner de l'argent avec son travail). SUN est une entreprise qui a pour objectif de créer de la valeur, il faut donc que sont travail soit rémunéré. C'est donc normal que quand des entreprises créent de la valeur avec un de ses produits (donc avec son travail), SUN en récupère une partie.
De plus, SUN souhaite pouvoir contrôler (et garantir) la qualité des logiciels produits. D’autre part, l'auteur des modifications peut se faire rémunérer, ce qui n'est pas le cas pour les licences de type GPL qui n’offrent aucune garantie des produits et de leur pérennité. Enfin SUN veut pouvoir garantir l'interopérabilité de ses produits entre eux, donc veut garder le contrôle sur ses produits.
Il faut reconnaître que le mouvement logiciel libre a donné une "claque" au monde commercial et a fait bouger les choses et a amélioré les choses, notamment en ce qui concerne l'ouverture des codes sources. On peut constater par exemple que presque plus aucune société ne vit du commerce de compilateurs.
Aujourd'hui, le monde commercial réagit en proposant de nouvelles licences et un nouveau type de relations commerciales. C'est au monde du libre de réagir s'il en éprouve le besoin.
Mais il y a une chose qui est claire : on va vers un monde avec de plus en plus de produits, de plus en plus de versions, de plus en plus de licences.
Est-ce que la forme de licence de SUN convient au phénomène logiciel libre ? Ce sont les clients et les développeurs qui jugeront.

PH : La multiplicité des licences rend le choix plus difficile mais pas pire qu'avant avec les logiciels fermés et propriétaires où il fallait négocier des conditions particulières avec chaque fournisseur.
Au niveau du foisonnement des licences, on peut s'attendre à une régulation et à l’émergence de quelques grandes familles de couples modèles commerciaux/type de licences.
Un label du type "Open Source" est sans doute nécessaire dans les environnements commerciaux pour faciliter les échanges.

La GPL pose un certain nombre de problème quand on veut intégrer plusieurs logiciels :

 

Le rôle de l’environnement

AB : on constate que les intégrateurs sont de plus en plus coincés entre producteurs de logiciels et clients. Le libre n'est-il pas alors une solution imaginable pour eux car il leur permettrait de se regrouper et de répondre à ce problème.

YF : Ce que veulent aujourd'hui les clients : informatique transparente pour eux et pas une source de soucis. Il faut que les gens envisagent l'informatique comme outil à leur service. C'est le plus gros obstacle dans les entreprises, plus que les problèmes juridiques ou commerciaux (au moins dans TPE jusqu'aux PMI). A ce niveau, les logiciels libres posent les mêmes problèmes mais ils sont plus mystérieux, moins communs, donc plus difficile à connaître.
L'obstacle majeur est le manque d'informations sur ces logiciels. Ce qui dessert aussi les logiciels libres actuellement c'est qu'on en parle partout : on n'en a jamais parlé et d'un coup on en parle partout : risque (crainte) de l'effet de mode !

PL : Prenons l'exemple d'un de mes clients, une banque suisse. Comment lui faire accepter l'idée d'utiliser des logiciels libres ? D'abord en leur montrant qu'ils utilisent déjà des logiciels libres (Sendmail, DNS, TCP/IP)
Ensuite se pose le problème de la qualité de la solution par rapport à son prix ; de toute façon, la licence coûte beaucoup moins cher que le service (4 000 à 12 000 F la journée). Alors Comment fait-on payer ? Et surtout, les gens sont-ils prêts à payer ?
Enfin, du point de vue du client, il faut aussi répondre à cette question : " Sur qui je tape si on a un problème ? " Il faut trouver un " parapluie " (même pour Apache, qui est pourtant le logiciel libre le plus connu et le plus stable).
Bref, il faut des gens qui ont du courage et il faut avoir du courage pour faire basculer les gens sur des solutions libres et cela se prépare !
Paradoxalement, il faut se poser la question suivante : " N'est-il pas dangereux que Linux se développe trop vite ? " Linux, Apache, Sendmail, Perl, DNS…ces logiciels sont-ils suffisamment mûrs ? La réponse est oui.
Par contre le remplacement de Windows par le couple Kde / StarOffice sur les postes clients est elle une solution mûre ? Là, Non, il est encore trop tôt. Il faut attendre qu'elle soit intégrée par les vendeurs de PC et il y a aussi des problèmes d'adaptation du produit aux utilisateurs. Par exemple on doit gérer des droits d'accès (mots de passe) et cela bloque des utilisateurs du grand public qui n’ont pas ce genre de considération en tête lors de l’utilisation de leur PC. Il faut aussi assurer le support et l'apprentissage (qu’il faut payer) et finalement, Windows est le plus simple actuellement à utiliser.
Il ne faut pas qu’un logiciel libre arrive trop tôt, sinon on risque un rejet massif de la part des utilisateurs et alors il sera impossible de proposer à nouveau cette solution.
On a connu des rejets de cet ordre avec des exemple d'innovations arrivées trop tôt: Intelligence Artificielle / calcul massivement parallèle.

JA : L’informatique invente périodiquement des miroirs aux alouettes. Nous avons en permanence en face de nous des vendeurs chargés de nous persuader que leur produit est la solution miracle à tous nos problèmes. Mais les solutions ne sont pas uniquement du côté de la technologie ou des produits. Elles peuvent dépendre de changements dans les organisations, les processus, les compétences. C’est la bonne utilisation de tout cet ensemble qui permet réellement la résolution des problèmes.
Dans le cas du logiciel libre le miroir aux alouettes est de croire qu’il est totalement gratuit et que la disponibilité des sources nous met à l’abri de tout risque. En fait le logiciel libre utilisé dans un environnement industriel nécessite une infrastructure, des règles d’utilisation, des expertises qui font qu’il n’est pas vraiment gratuit et que n’importe qui n’est pas capable de corriger un problème dans quelque chose aussi complexe qu’un compilateur ou un operating system fussent-ils libres. Il y a donc nécessité d’expertises, de services et donc de sociétés pouvant fournir ces services. C’est un véritable modèle économique nouveau dont il faut appréhender tous les aspects.

PH : Il y a aussi des problèmes au niveau du déploiement et du matériel…On ne trouve pas tous les drivers, les composants logiciels (surtout pour des systèmes embarqués, et des systèmes de temps réel) libres dont on a besoin, en particulier dans les applications multimédia où Linux propose peu de choses.
Il faut faire attention aux déceptions : il faut préciser en quoi l’approche logiciel libre est bonne. Il faut être honnête et poser les frontières, tout en sachant qu’il est difficile de bien connaître ces limites et ces frontières. Une bonne compréhension des problèmes est la meilleure manière d’éviter les déceptions qui pourraient porter atteinte au développement du libre.

SN : Il faut prouver que le logiciel libre (et les entreprises qui apportent le service) sont pérennes, sérieuses et apportent du supports. Le message que je souhaite faire passer est qu’il faut créer de la concurrence pour augmenter la visibilité des logiciels libres.

JA : C’est un risque majeur pour le logiciel libre de sous-estimer tout ce que son utilisation peut impliquer réellement pour une utilisation industrielle. Si la sous-estimation de cet impact conduisait à des expériences hâtives et malheureuses cela pourrait être un excellent moyen de provoquer son rejet par le milieu industriel.

AB : En conclusion…la chance du libre c’est d'ouvrir de nouveaux choix sans faire pire qu’avant !
 
 


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